Réaction en chaîne pour la RC nucléaire

Selon l’IRSN, la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl a coûté de 305 à 510 milliards d’euros sur trente ans. Si un cas similaire se reproduit, qui sera responsable et devra payer : l’État, l’exploitant de la centrale assuré en responsabilité civile, ses sous-traitants et fournisseurs ? L'assureur Daniel Azarian (Ai. 199), agent général, fait le point.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie nucléaire civile se développant, la question de l’accident nucléaire, de ses conséquences et, donc, de son indemnisation s’est posée. Pour définir et instaurer un régime de responsabilité harmonisé, les États membres de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE) exploitant l’énergie nucléaire ont signé les conventions de Paris en 1960 et de Bruxelles en 1963.

La catastrophe de Tchernobyl en 1986 et d’autres accidents, moins graves (en France en 1969 et 1980), ont fait prendre conscience de la faiblesse des plafonds d’indemnisation de ces conventions. Celles-ci ont été amendées par des protocoles signés à Paris en 2004. Alors que la guerre menace la sécurité des centrales nucléaires ukrainiennes, que le monde est confronté à une crise énergétique sans précédent où la production électronucléaire n’a jamais été aussi stratégique, 2022 a — enfin — vu l’entrée en vigueur, dix-huit ans après leur signature, de ces amendements.

Le régime de responsabilité civile (RC) nucléaire régi par ces conventions ne concerne que l’exploitant des centrales nucléaires. En France, il d’agit principalement d’EDF, même si Orano (ex-Areva) et d’autres grands donneurs d’ordres du secteur sont certainement concernés. En outre, ce régime vise à définir les responsabilités après un accident nucléaire. Les dommages causés hors de ce cadre précis, par exemple l’exposition d’un salarié à des radiations au-delà des limites légales, ne sont pas encadrés par ce régime dérogatoire.

Cinq grands changements

Avec l’entrée en vigueur des protocoles de 2004, cinq principes fondamentaux remplacent les règles du droit commun de la RC. Ces principes sont désormais à la base du droit de la RC nucléaire dans la plupart des pays industrialisés : objectivité ; exclusivité ; limitation en montant et en durée ; obligation d’assurance ou de garantie financière ; unicité de juridiction (lieu de l’accident).

Le caractère «objectif» de la responsabilité signifie que de l’exploitant est tenu responsable de tous les dommages résultant d’un accident nucléaire (dans son installation ou en cours de transport), abstraction faite de toute faute. Cela épargne aux victimes d’avoir à prouver la faute pour être indemnisées. Cela leur permet de l’être également en cas de causes externes, par exemple après une attaque terroriste.

Attention aux contrats

Deuxième point, l’exclusivité. Cette notion est fondamentale pour l’industrie nucléaire au sens large : l’exploitant est exclusivement responsable. Aucune autre personne ni organisme ne peut être tenu responsable des dommages quels que soient les actes ou omissions à l’origine de l’accident (1). Ainsi, en théorie, aucun recours ne peut être fait par l’exploitant à l’encontre d’un fournisseur ou d’un sous-traitant. Néanmoins, selon certains auteurs, la transposition en droit français des conventions de Paris et Bruxelles ouvriraient la porte à d’éventuels recours : s’il y a eu une faute intentionnelle d’une personne physique ; «si et dans la mesure où le recours est prévu expressément par contrat».

Cette seconde hypothèse est inquiétante : il suffirait que l’exploitant d’une installation nucléaire négocie l’insertion dans les contrats conclus avec ses cocontractants d’une clause réservant la mise en œuvre d’un recours subrogatoire en cas de négligence pour que l’immunité civile de ceux-ci soit levée. L’exploitant ou son assureur pourraient dès lors recouvrer tout ou partie des indemnités versées aux victimes (2). Cette lecture doit enjoindre les fournisseurs et sous-traitants de l’industrie nucléaire à négocier, si le rapport de forces le permet, des clauses de renonciation à recours expressément formulées dans leurs contrats.

Le troisième point est double. En droit commun, il n’existe pas de limite au montant des réparations exigé à la personne responsable des dommages. Dans le cadre de la RC nucléaire, en revanche, l’exploitant ne sera tenu responsable que jusqu’à un certain montant (lire l’encadré ci-dessous). Les législateurs ont vraisemblablement souhaité ne pas décourager l’investissement dans la filière nucléaire en n’imposant pas des montants illimités ou très élevés. Autre volet du troisième point clé, la limitation dans le temps. Dans les conventions initiales, les actions en réparation ne pouvaient être intentées que dans les dix ans suivant l’accident. Les amendements de 2004 allongent la prescription de l’action en RC pour les dommages corporels à trente ans. Enfin, les deux derniers points parlent d’eux-mêmes.

Assuratome, fusion d'assureurs

Aucun assureur ne peut faire face seul aux montants que l’exploitant doit pouvoir engager en cas d’accident nucléaire. Par conséquent, le marché de l’assurance s’est organisé en «pool» d’assureurs et de réassureurs pour couvrir les risques spécifiques de la RC nucléaire. En France, les assureurs et réassureurs se sont regroupés dans le GIE Assuratome.

Malgré cet encadrement légal, face aux coûts d’un accident nucléaire majeur (3), les montants d’indemnisation restent toutefois bien dérisoires.

Daniel Azarian (Ai. 199)

Quatre étages d'indemnisation

En cas de dommages consécutifs à un accident nucléaire, les victimes sont indemnisées suivant un mécanisme à quatre étages, dont trois effectifs. Attention ! Ces montants s’entendent pour chaque accident. L’exposition des exploitants des pays fortement électronucléarisés, comme la France, est donc majeure.

• Jusqu’à 700 M€ : c’est l’exploitant nucléaire (ou son assureur) qui indemnise les victimes. Les amendements de 2004 imposent à l’exploitant soit d’être assuré soit de présenter une garantie financière au moins égale à 700 millions d’euros.

• De 700 M€ à 1,2 Md€ : l’État français complète l’indemnisation jusqu’à 500 millions d’euros.

• De 1,2 Md€ à 1,5 Md€ : le fonds international des États signataires de la convention de Paris est sollicité pour verser jusqu’à 300 millions d’euros de complément.

• Au-delà de 1,5 Md€ : le reste de l’indemnisation des dommages est à la charge des victimes.

(1) Article 6 de la convention de Paris de 1960.

(2) Selon Jonas Knetsch, professeur de droit privé à l’université Paris 1, dans «Pour une réforme du droit de la responsabilité nucléaire», 2016 (https://hal.univ-reunion.fr/hal-01321795/document)

(3) Voir le site de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), https://www.irsn.fr, rubrique «Base de connaissances», puis «Installations nucléaires», «Retour d’expérience», «Coût économique des accidents nucléaires entraînant des rejets radioactifs dans l’environnement» (deux scénarios).